lundi 4 janvier 2010

EMMANUEL PROUST

Les Editions Emmanuel Proust publient peu de comics book, pourtant, faire l'impasse sur ceux-ci est très dur. En effet, plusieurs maisons d'éditions américaines figurent à leur palmarès (dont DC via sa branche Vertigo). Petit entretien avec son directeur :

- Bonjour, pouvez-vous vous présenter ?

- Oui, depuis ma plus tendre enfance, passionné de bd…, à l’âge adulte : diplômé en Géopolitique et en journalisme, un jour, suite à un accident d’avion qui aurait pu m’être fatal, j’ai laissé tombé mes jobs confortables et très bien rémunérés, pour me lancer dans cette aventure de l’édition en bande dessinée. J’ai commencé directement comme directeur de collection aux éditions du Masque puis chez Hors collection. Le cumul de ces deux expériences m’a permis d’apprendre et m’a encouragé à créer une maison d’édition car je voulais m’affranchir des décisions pyramidales.

- Peut-on avoir un historique des Editions Emmanuel Proust ? (Quand, comment, avec qui a-t-elle été créée, sa branche comics, son évolution, etc...)

- Oui bien sûr… Il était une fois … exactement fin août 2002, paraissait le premier titre de cette maison d’édition qui était en réalité la reprise d’un album que j’avais déjà publié aux éditions du Masque : Auschwitz. Cette bande dessinée document avait reçu le Prix jeunesse de l’Assemblée nationale en 2000. Je tenais à ce titre pour lancer la maison d’édition car il est vraiment le symbole de ce que j’aime publier : une BD d’auteur qui sait prendre des risques sur des thématiques complexes et originales mais dont la narration visuelle et l’histoire restent accessibles au plus grand nombre. Cette maison, je ne l’ai pas créée seul, mais avec Hervé de la Martinière qui, à l’époque, était le premier éditeur de beaux livres au monde. Avec Benjamine qui est là depuis la création, on a tout appris avec le Groupe la Martinière : la diffusion, la distribution, la gestion. Et surtout, qu’il n’y a pas de certitudes en édition, car ce métier fort complexe a une particularité spéciale : le rôle primordial du facteur chance. En effet, sans best-seller providentiel, c’est très dur de se maintenir. Donc dès le départ, le catalogue est constitué de collections pouvant accueillir aussi bien de véritables OVNIS comme : Chroniques d’un pigeon parisien (Pome Bernos) que des séries très grand public, je pense notamment à la série AmeriKKKa dont le 7e tome paraîtra fin 2010 et devrait avoir un certain retentissement. Dans cette politique éditoriale, la BD made in USA a toujours eu sa place mais je ne l’ai jamais traitée comme un genre à part. Je me refuse à ce formatage restrictif. J’espère d’ailleurs l’avoir bien mise en valeur dans la collection Atmosphères. D’autant qu’une des marques de fabrique de la maison a été - et reste, le grand soin apporté à la fabrication et au design des albums. Chaque objet-livre est mûrement réfléchi pour lui trouver le plus bel écrin. Dans cet ordre d’idée, on n’hésite pas à ajouter des compléments graphiques ou littéraires pour souligner ou expliquer la démarche de l’auteur. Ceci afin que le lecteur ait un prolongement à sa lecture. Je me souviens qu’à la création d’Atmosphères (collection qui n’a pas de standard de pagination ni de format), les libraires me disaient que j’étais complètement fou (rires) ! tandis que les concurrents ricanaient dans leur coin... Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Je crois pourtant que, petit à petit, les éditeurs sortent des carcans trop restrictifs, la diversité des goûts du public et des histoires traitées par les auteurs imposent cette tendance dont nous sommes les précurseurs. Autre particularité : nous donnons leur chance à des dessinateurs qui n’avaient jamais publié ou très peu. Mon idée première, un peu naïve, j’avoue… était d’évoluer ensemble et de créer une nouvelle génération, une relève, ce qui n’a pas été simple. Comme toujours dans ce genre de tentative, il y a eu de la casse, des erreurs de casting, des « je m’en foutiste » comme la découverte de vrais talents. Je pense notamment aux dessinateurs Pascal Croci, Marc Piskic, Stéphane Perger, Nicolas Otéro, Stefan Thanneur, Emmanuel Reuzé, Aurélien Morinière, Chandre, Olivier Thomas, et plus récemment David Charrier, Ilaria Trondoli, Lepithec, Julien Parra, Lilao, Marek, Renaud Pennelle... Ce sont les premiers qui me viennent à l’esprit, au fil du temps, ils commencent à se constituer un lectorat fidèle, pour certains, la marque de futurs grands... La maison a également lancé de nombreuses adaptations littéraires, soit de classiques (Ulysse) ou de romans noirs américains dont j’étais fan (James Ellroy, Tony Hillerman). Des réalisateurs de cinéma (Robert Guédiguian, Georges Lautner, Laurent Bouhnik) ou des écrivains (Didier Daeninckx, Roger Martin, Jean-Bernard Pouy…) que j’appréciais beaucoup ont participé à cette aventure de la bande dessinée en écrivant leurs premiers scénarii ou en acceptant d’être adaptés. Bien que cette ligne éditoriale ait été depuis « calquée » par de nombreuses majors, je tiens toujours à travailler avec des écrivains ou avec le cinéma dont les œuvres peuvent être formidables pour le médium BD. Dernièrement, le dessinateur Emmanuel Reuzé qui avait, dès 2002, réalisé une trilogie Ubu Roi inspirée d’Alfred Jarry, a signé une superbe adaptation du récit Cannibale de l’écrivain Didier Daeninckx. Je vous invite vraiment à découvrir cette incroyable histoire vraie lorsque à Paris, pendant l’exposition universelle de 1931, des kanak furent exposés dans des cages comme des cannibales - quand ils n’ont pas été échangés à un zoo allemand contre des crocodiles ! Pour être complet sur l’évolution de la maison d’édition, en 2008 un changement de taille est intervenu. Grâce à la complicité du groupe cinématographique MK2, le fonds de commerce (tous les titres et les marques) ont été rachetés au Groupe La Martinière pour fonder, sur les bases de cette maison d’édition, une nouvelle structure indépendante détenue par deux actionnaires, MK2 et moi-même, solution qui va permettre de nous développer. J’ai peut-être oublié une chose : l’international. Dès le départ, la maison a vendu de nombreux droits en plusieurs langues. Sans doute parce que les éditeurs étrangers se retrouvent dans notre manière qualitative d’aborder les choses. Il est clair que notre objectif n’est pas seulement de vendre nos titres à l’étranger, on souhaite s’ouvrir encore plus au monde en publiant à nouveau des BD américaines, mais aussi d’autres cultures, car il y a un vrai renouvellement de la BD mondiale, ce qui sera passionnant pour les lecteurs.

- On a pris l'habitude de voir dans votre catalogue des comics book où de grands peintres officient. Jenny Finn, en noir et blanc, sort de cette catégorie. Hormis la renommée internationale de Mignola qui doit aider à vendre, qu'est-ce qui vous a attiré dans ce comic book ?

- Je ne fais pas vraiment de différence entre le travail de Mignola, de Kent Williams et John J Muth. Pour moi, leur approche et leur éthique vis-à-vis de leur métier est la même, ils réalisent depuis des années une BD d’auteur. Ces trois auteurs ont aussi en commun une très forte personnalité artistique, si on devait différencier leur style, je dirais « plus » picturale pour Williams, « plus » photographique pour Muth et « plus » graphique pour Mignola. Leur dessin est immédiatement identifiable. J’y trouve une cohérence pour le catalogue que je souhaite bâtir avec pour critère numéro 1 : le style. Petite anecdote amusante au passage à propos de Mignola : vous souvenez-vous qu’il avait déjà été publié dans l’anonymat le plus complet en France, il y a de cela plus de 15-20 ans ? chez un éditeur de jeux vidéo aujourd’hui disparu (Cryo, je crois…), il faudrait chercher dans vos archives… J’avais été scotché à l’époque par ce « premier » opus de Hellboy qui, en terme de mise en page, de couleurs, d’encrage, m’avait beaucoup intrigué et avait relégué mes BD franco-belges au placard (rire). Alors si aujourd’hui, je peux publier ne serais-ce qu’UN Mignola, je ne laisse pas passer cette chance ! Quant à Jenny Finn, vous me demandez ce qui m’a plu, c’est l’atmosphère archi-cauchemardesque de ce récit steampunk qui se déroule à Londres. On peut le lire aussi comme un hommage à l’univers des écrivains Jules Verne et Lovecraft. J’ai d’ailleurs été très étonné que les habituels éditeurs de Comics n’aient pas publié ce titre. Peut-être que le noir et blanc y est pour quelque chose. Mais quand vous verrez les planches de Troy Nixey (le dessinateur de la première partie) vous ne regretterez en rien ce traitement en ombre et lumière. Nixey, en vrai virtuose, donne une incroyable personnalité à cette petite fille bien étrange et pas si fragile… et quand il dessine les bas-fonds d’un Londres victorien, c’est baroque, beau et très vivant, ça grouille de partout, on est complètement happé. Voilà les quelques (bonnes) raisons qui m’ont incité à vous faire découvrir Jenny Finn en VF.

- Admettons que j'ai été publié par les hypothétiques éditions "Cosmic Comics" aux States. Vous voulez les droits de ma bd pour votre maison d'édition. Comment cela se passe-t-il ?

- Le plus simplement du monde. Je cherche à entrer en contact avec l’éditeur – ou le détenteur des droits (ce qui arrive souvent dans le domaine anglo-saxon). Après, c’est une histoire de négociations avec des arguments bétons à faire valoir. Quand j’ai commencé, il était très facile de convaincre un auteur. Je prends l’exemple de Kent Williams et de Darren Aronofsky pour le magnifique The Fountain. Comme un film était prévu, vous imaginez bien que subitement tous les acteurs du secteur se sont précipités pour faire une offre à DC ! Hé bien, les excellentes relations que j’entretiens depuis toujours avec Kent et Darren ont penché dans la balance. C’est eux qui ont imposé à DC que The Fountain se fasse ici et que j’aie l’entière liberté d’éditer le livre comme j’en avais envie, et non pas de « photocopier » la version US. Car la reproduction à l’identique m’a toujours paru aberrante, autant acheter la version en VO dans ce cas-là ! Mais revenons à l’exemple de The Fountain, on est dans un cas de figure particulier, le graphic novel et la BD d’auteur ; c’était aussi une autre époque. Car en très peu de temps, le marché a changé en France où le comics représente, à lui seul, entre 7 à 8 % des parutions de BD. Du coup, aujourd’hui, de nouveaux éditeurs se lancent dans la traduction de BD américaines, la concurrence est donc rude. Hélas, ce n’est plus la valorisation de l’œuvre qui entre en compte mais juste une pure approche business. Celui qui fait la meilleure offre financière l’emporte. Le coup de cœur d’un éditeur pour une œuvre n’entre plus en considération. Mais c’est une approche que je tiens toujours à privilégier.

- Peut-on faire une simulation avec des chiffres ? Vous nous expliquez tout ce qui rentre en compte dans la fabrication et le prix de vente d'un livre afin que les lecteurs se fassent une idée. (A moins que vous n'acceptiez de parler des Cannibales par exemple si vous avez encore des chiffres, le livre étant sorti il y a longtemps et étant épuisé).

- Une simulation, ça va être difficile car certaines données doivent rester confidentielles avec les contrats américains, mais je peux vous répondre d’une manière plus théorique. Sur Les Cannibales (The Eaters), titre aujourd’hui épuisé de la collection Atmosphères, la fabrication, dans mon souvenir, coûtait très cher car les films de Vertigo/DC étaient d’une qualité vraiment médiocre. Heureusement, ça n’arrive plus aujourd’hui avec les fichiers numériques. Il y a eu un énorme travail chez le photograveur pour reconstituer les couleurs de manière à ce qu’elles soient imprimables. C’était le premier poste de dépense, après, celui de l’avance des droits calculé sur le prix HT correspondait à 8 % du tirage qui était de 5 000 exemplaires. À ces coûts, il faut ajouter la traduction, un forfait pour le lettrage et la conception graphique. Quand on a les moyens – ou que l’on se les donne, il est utile de rajouter les pages de pub ou de promotion, sans oublier les frais généraux de sa structure.

- Avez-vous prochainement prévu d'inviter un auteur américain issu de votre catalogue pour des dédicaces en France ?

- Non hélas pas pour l’instant, mais il est possible que je demande à Kent Williams de venir à un événement que je prévois d’organiser en 2010 ou début 2011, et qui pourrait coïncider avec une nouvelle édition de Tell me Dark et d’une nouveauté.

- La crise économique actuelle a-t-elle changé votre façon de travailler ?

- Non. L’édition a toujours été en crise (rires) ! Plus sérieusement, je dirais que la concurrence est telle (288 éditeurs publient de la BD !), qu’il est plus difficile d’imposer de jeunes auteurs ou des projets qui demandent du temps pour s’installer. Alors forcément, l’approche n’est plus la même, je deviens archi-sélectif, et réticent à lancer des séries, même si je me contredis en vous le disant (rires), car je pense immédiatement à l’excellente série : Ontophage de Marc Piskic, qui est vraiment mon plus grand ravissement de l’année 2009. Tiens, tiens, j’y pense, c’est un auteur français qui a fait ses classes à la Joe Kubert School of Cartoon and Graphic Art de New-York. Il n’y a pas de hasard…

- Avez-vous déjà un autre comic book en projet ? Si non, y en a-t-il un qui vous intéresse ?

- J’en ai plusieurs mais il est encore trop tôt pour en parler. Des titres issus de gros catalogues comme de nouveaux éditeurs. Je vous en reparlerai bien sûr.

- Pour finir, deux questions classiques : Dans votre gamme comics, lequel s'est le mieux vendu ? Lequel a été un échec ?

- Or, ce problème de fabrication avec The Eaters, je n’ai pas eu d’échec pour l’instant dans la publication de BD venant d’Outre-Atlantique. Juste, j’ai été déçu par les ventes de la bio non officielle de Martin Luther King publiée à l’origine chez Fantagraphics (écrite et dessiné par le canadien Ho Che Anderson) qui à mon avis, méritait beaucoup mieux, en raison de son humanisme et de son approche graphique. Je vous dis ça mais en même temps, je n’ai presque plus d’albums, le coffret comme la trilogie devrait être épuisés au premier semestre 2010. Sinon, la meilleure vente pour l’instant reste Tell me Dark de Kent Williams, suivi de très près par The Fountain (mais qui est un titre plus récent).

- Merci

(lien vers toutes mes chroniques de comics books édités par EPE)


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